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Christine Bard et Janine Mossuz-Lavau

Entretiens

Soumis par admin1 le
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December 5, 2016

Christine Bard et Janine Mossuz-Lavau

sont respectivement historienne et sociologue

Entretiens menés par Chloé Leprince

Christine Bard, historienne, et Janine Mossuz-Lavau, sociologue, décortiquent trois siècles de féminisme et autant de batailles pour l'égalité des femmes en politique.

Historienne contemporaine spécialiste du féminisme et de l'histoire des femmes pour Christine Bard, sociologue et politologue pour Janine Mossuz-Lavau, les deux invitées de la Nuit spéciale "Qui va garder les enfants" sur le genre en politique éclairent sur France Culture en interview un choix d'archives sur l'histoire des femmes dans le combat citoyen et politique. Morceaux choisis.

LES MOTS

Christine Bard : “Arrêtez de présenter les pionnières comme si elles n’étaient qu’une “poignée”!”

Ces figures sont très nombreuses, et pourraient être beaucoup plus nombreuses… On a tort de dire de ces avant-courrières, de femmes d’avant garde qui jouent un rôle politique, qui inventent le féminisme… et qui le réinventent presque à chaque génération, qu’elles étaient “une poignée”.

Le mot “féminisme” s’emploie à partir de 1882 grâce à une de ces pionnières, Hubertine Auclert, première suffragiste française. Elle estime que les droits politiques devraient ouvrir tous les autres droits aux femmes, mais que c’est la clef du changement vers l’égalité. Elle s’approprie un mot qui a d’abord été utilisé dans un sens négatif, en 1872, par Alexandre Dumas - fils, dans L’homme femme, pamphlet anti-féministe.

La généalogie du mot est très intéressante : Alexandre Dumas-fils lui-même l’emprunte au vocabulaire médical. En médecine, le féminisme désigne une féminisation des sujets masculins atteints par un certain type de tuberculose. Donc on a dans le vocabulaire médical une pathologie du genre : le genre qui ne correspond pas au sexe. C’est très intéressant puisqu’ensuite les féministes vont être stigmatisées comme des femmes masculinisées. Comme si la volonté d’avoir des droits égaux était égal à la volonté de changer de genre de devenir masculines… cette idée d’être des virago est récurrente dans toute l’histoire de l’égalité, avec divers termes qui reviennent qu’il s’agissent d’Olympe de Gouges, Georges Sand ou Simone de Beauvoir… Ca explique d’ailleurs pour une partie des femmes la peur d’avoir une image négative dans le regard majoritaire. Et ça peut expliquer les résistances des femmes au féminisme ou à se dire féministes.

Janine Mossuz Lavau : “Dîtes “genre en politique” et pas “femmes en politique” !”

Il faut sans hésiter dire “genre en politique” car si vous dites “femmes en politique”, vous prenez une catégorie que vous isolez, que vous coupez du reste de la population politique mais aussi générale, et vous vous focalisez sur un groupe comme sur des animaux rares dans un zoo… indépendamment de ce qu’il y a autour. Or les femmes sont dans la vie, elles sont avec des hommes, toutes sortes d’interlocuteurs dans la société, et donc cela n’a pas de sens de les étudier indépendamment de tout ce qu’il y a autour et notamment les hommes.

Le genre, dans sa première définition quand on a commencé à l’utiliser et qu’il succédait à ce très vilain terme de “rapports sociaux de sexe” il y a vingt ans, implique d’étudier à la fois les hommes, les femmes en les comparant et non en isolant chaque groupe. Sans compter ce qui est en train de se passer : aujourd’hui, parler de “genre” c’est désigner non seulement les hommes, les femmes, et bien sûr la domination masculine qui faisait partie du credo d’original, mais aussi “les autres”. Au Cevipof, mon laboratoire, on a fait une énorme enquête en 2016 sur plus de 20000 personnes, dans laquelle on a proposé pour la première fois en France dans une grande enquête, la catégorie “autre” à côté des “hommes” et des “femmes”. Et pour la première fois, il y a eu suffisamment de gens à se définir “autres” pour qu’on puisse étudier qui c’était. Ca montre que les choses bougent même si ce n’est pas encore un phénomène de masse.

LES PERIODES FECONDES

Christine Bard : “Les périodes révolutionnaires ont favorisé les voix féministes”

Peut-être les connaît-on d’autant plus qu’elles agissent ou écrivent dans des périodes de troubles. Des périodes intenses, révolutionnaires… C’est le cas d’Olympe de Gouges (dont les auditeurs peuvent retrouver l’histoire dans nos archives radiophoniques par ici xxxx LIEN xxx), de George Sand (évoquée dans cette archive de xx issue des conférences des Annales xxx LIEN xxx, programmée dans cette Nuit spéciale), de Jeanne Deroin pendant la Révolution de 1848. Mais aussi de Louise Michel pendant la Commune, de quelques grandes résistantes ou de femmes actives dans le MLF des années 70, une forme de révolution culturelle et politique… Dans les périodes plus calmes, comme l’entre-deux-guerres, ca parait moins intense : la Troisième République a duré assez longtemps et a peut-être été un cadre moins propice à l’expression de féminismes radicaux.

FEMMES, FEMINISME… ET CONCURRENCE DES LUTTES

Christine Bard : “Celles qui s’en sortent le mieux dans la mémoire collective sont celles qui ont réuni plusieurs combats”

Le féminisme est rarement un combat isolé il est souvent associé à d’autres préoccupations politiques. Le féminisme EST politique, ça me paraît important de le souligner. Des préoccupations de classe, bien sûr, de justice, d’humanisme, de patriotisme dans certaines circonstances, ou d’internationalisme et de pacifisme.. Le syndicalisme croise également le combat féministe. Il y a vraiment beaucoup de “polymilitantisme”.

La convergence des luttes a toujours existé même si elle est difficile. Celles qui d’ailleurs s’en sortent le mieux dans la mémoire collective sont celles qui ont réuni plusieurs combats. Louise Michel certes est féministe et a une vie de femme libre mais le féminisme n’a jamais été son combat principal. On retient d’elle autre chose, notamment son rôle dans le mouvement ouvrier ou son anarchisme, qui se conjuguent à une forme de féminisme. Olympe de Gouges est très sensible à la traite des Noirs, elle est membre de la société des amis des noirs, elle écrit des pièces de théâtre pour dénoncer la condition faite aux noirs. On pourrait dire dans le vocabulaire d’aujourd’hui qu’elle est autant anti-sexiste qu’anti-raciste.

Ce “polymilitantisme” les a aidées à rester dans l’histoire alors que le combat féministe est rarement honoré et reconnu publiquement. Pour preuve, la faible présence de femmes au Panthéon et le fait qu’il n’y a aucune féministe au Panthéon, aucune combattante du droit des femmes même si certaines parmi les nouvelles résistantes entrées au Panthéon peuvent avoir une dimension féministe dans leur parcours. Les féministes réclamaient la panthéonisation de femmes connues pour leur combat pour l’égalité, et notamment l’entrée au Panthéon d’Olympe de Gouges.depuis 1989 au moins. Tous les 3 novembre, jour anniversaire de sa mort, il y a des manifestations pour la réclamer et on l’attend encore.

Janine Mossuz-Lavau : “Il faut maintenant se battre contre l’utilisation pernicieuse de la convergence des luttes”

La convergence des luttes évolue selon les périodes et le contexte a évolué depuis les années de combat d’Angela Davis (activiste noire, féministe, communiste, dont les auditeurs ont pu redécouvrir un entretien historique, en français, à sa sortie de prison xxx LIEN xxx). Pour tous ces critères que sont le genre, la race, la classe, il y a un point commun : la revendication, c’est l’égalité. Dans l’histoire, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, on parlait d’abord d’égalité entre classes en disant aux femmes que c’était un front secondaire.

Aujourd’hui qu’effectivement toutes ces luttes sont reconnues légitimes, on observe une utilisation qu’on peut juger assez pernicieuse de ces critères quand il faut remplir certains quotas. Si on peut trouver une femme d’origine maghrébine, plutôt prolétaire ou classe moyenne, c’est bien. Si elle a un handicap c’est encore mieux… car alors le parti remplit deux ou trois cases d’un coup mais c’est aussi une utilisation de la convergence contre quoi il faut se battre.

Les partis ont maintenant deux choses à respecter : la parité et la diversité. Et c’est vrai que ça pose des problèmes à des élus à qui on pourrait dire de ne pas se représenter… alors la facilité naturelle est de remplir plusieurs critères d’un coup. Et on ne s’en prive pas. Il faut voir la perversité qu’il peut y avoir à utiliser ces critères. Même s’il faut voir le progrès que représente la parité.

UN COMBAT POUR QUOI ?

Christine Bard : “En France, les suffragistes tenaient lieu de repoussoir, y compris pour les féministes !”

Le combat pour les droits des femmes n’est pas d’emblée un combat pour des droits politiques. Quand les premières associations pérennes pour les droits des femmes se forment à partir de 1868, et au début de la Troisième République, il est surtout question d’accès à l’éducation pour les filles et de réforme du Code civil napoléonien qui fait des femmes des mineurs qui doivent demander l’autorisation de leur mari pour travailler. Les droits politiques paraissent alors très audacieux.

George Sand (dont vous retrouverez une évocation du parcours d’”homme politique” - sic- dans cette conférence des Annales xxx LIENwww),par exemple, juge qu’il est trop tôt en 1848. Il y a alors encore très peu de suffragistes en 1848. Il y a une logique dans son discours : que les femmes soient suffisamment éduquées, ne pas prendre de risques avec le suffrage universel. Cette peur de comment les femmes voteraient, sont elles sufifsamment éduquées et libres, puisqu’elles sont quand-même pour beaucoup dans la dépendance de leur mari. Et puis il y a encore cette idée que le mari vote pour sa famille.

Tout le monde n’est pas convaincu que le suffrage est un droit individuel et l’idée du suffrage familial perturbe un peu le raisonnement sur l’accès des femmes au suffrage universel. Pour Hubertine Auclert, le combat est très difficile au début. Pour elle, le droit de vote est la priorité et vont ouvrir les portes. Une fois que les femmes seront électrices et élues elles pourront faire les réformes nécessaires. Mais elle aura du mal à convaincre les féministes, elle apparaît comme très radicale. Il faudra trois décennies pour que les féministes elles-mêmes se convertissent à la priorité à donner au droit de vote

Le mouvement pour les droits politiques des femmes et celui des suffragettes anglaises émergent dans deux contextes bien différents, deux cultures différentes. Le mouvement suffragiste anglais est plus précoce, plus fort. Il y a une différence entre pays protestants et pays catholiques. En France, la culture latine, qui imprègne le Code civil Napoléon, a vraiment freiné l’émancipation des femmes alors qu’en Angleterre, d’autres choses étaient possibles, y compris dans le mouvement socialiste anglais. Si bien que le mouvement de suffragettes est plus important en Angleterre, où elles sont plus d’un millier à être emprisonnées. En France, les suffragettes apparaissent même comme des repoussoirs pour les féministes, a contrario. A quelques exceptions près, qu’on adore aujourd’hui parce qu’elles sont extrêmement radicales mais qui ne sont absolument pas représentatives, la modération du féminisme français frappe. Elles créent certes des associations, créent des journaux, agissent, écrivent des livres… mais n’atteignent absolument pas la radicalité de leurs soeurs anglaises.

Janine Mossuz-Lavau : “Sans loi sur la parité, pas plus de femmes en 1993 qu’en 1946!”

Les femmes qui sont entrées en politique à la Libération. Elles ont obtenu le droit de vote et d’éligibilité seulement en 1944 et, pour la première fois, ont pu voter et se présenter à des élections en 1945). Mais les premières femmes arrivées sur le marché politique de l’exercice du pouvoir sont pour un certain nombre des épouses de résistants et notamment de résistants morts au champ d’honneur, morts pour la France. Elles étaient femmes, certes, mais aussi femmes de résistants. Certaines étaient résistantes elles-mêmes… mais ce double critère et l’affiliation au mari peut avoir joué. Alors, les femmes ont été très, très peu nombreuses à être élues notamment à l’Assemblée nationale ou au Sénat. En 1946, l’Assemblée nationale compte à peu près 6% de femmes parmi l’ensemble des députés. Faites un saut dans le temps… vous verrez qu’en 1993 on a toujours 6% de femmes.

Au début des années 90, commence la campagne en France pour la parité. J’ai fait partie des personnes faisant cette campagne et on nous a beaucoup dit alors que plutôt qu’une loi, il fallait mieux “laisser les choses évoluer naturellement”. Or ce qui était formidable, c’est qu’en laissant les choses se faire naturellement, on était passé de 6%... à 6% !

LIEUX COMMUNS

Christine Bard : “Non, les guerres n’ont pas émancipé les femmes dans la société françaises”

L’histoire du féminisme a ses hauts et ses bas. On n’a pas du tout affaire à un progrès linéaire continu. Le féminisme a presque réussi par moment à être “à la mode” à certains moments, y compris avec des gens pas du tout féministes… c’est le cas par exemple à la période entre 1900 et 1914, quand la cause d’Hubertine Auclert commence à payer. On voit alors qu’il faut en être même quand on ne l’est pas, au fond. La cause du vote commence à devenir populaire. Ce serait ringard de s’exprimer à ce moment là de s’exprimer d’une manière trop ouvertement de manière anti-féministe. On retrouve ce rapport ambigu aujourd’hui. Le féminisme a un succès ambigu.

Les guerres ont quand-même eu un effet retardant et régressif au féminisme. Entre deux guerres, puis après la seconde guerre mondiale, on a plutôt une ambiance très familialiste, très nataliste (même si les auditeurs en 1949 pouvait écouter dans l’émission “A vous madame” cette perle d’ode à la femme émancipée, exhumée de nos archives radiophoniques pour cette Nuit spéciale xxx LIENxx). C’est la période du baby boom, le discours majoritaire renvoie les femmes au foyer. En gros, on supporte des exceptions, on ne s’oppose plus aux droits politiques, on tolère que quelques femmes fassent de la politique, soient élues… avec l’idée qu’après tout, “il y a toujours eu des femmes exceptionnelles”, “avec des cerveaux d’hommes”... Le féminisme est en pleine perte de vitesse à la fin des années 40 et dans les années 50.

Ce qui va renaître, c’est une mobilisation à partir des questions liées à la fécondité, à la maîtrise de la fécondité, au Planning familial à partir de 1956. Mais on a comme le dit l'universitaire Sylvie Chapron “un creux de la vague”, on est entre deux vagues, celle du XIXème, qui a commencé à se tarir dans les années 30 pour disparaître presque complètement dans les années 40, et le début d’une nouvelle vague, moins préoccupée des droits civils et politiques, qui est plus sur l’autonomie personnelle, le droit d’avoir des enfants, la contraception puis l’avortement dans les années 70. La liberté de disposer de son corps devient le grand sujet féministe. Ce qui ne veut pas dire que cette question n’existait pas avant, mais elle n’était pas centrale, avec d’abord la volonté de conquérir une place dans la sphère publique, puis on passe à la politisation de la sphère intime, mais très tardivement dans l’histoire du féminisme."

Janine Mossuz-Lavau : “Les femmes ne votent pas plus conservateur que les hommes depuis 1986”

“C’est devenu un cliché et qu’il est temps d’abandonner cette idée selon laquelle les femmes feraient de la politique autrement. Ca a été une espèce de tarte à la crème à un certain moment, agitée par les femmes politiques elles-mêmes notamment dans les années 80-90, quand elles commençaient à être un peu plus nombreuses, dans les assemblées élues, et donc à s’affirmer prendre la parole et à vouloir montrer qu’elles apportaient quelque chose. On a entendu alors des discours tenus par les femmes elles-mêmes disant qu’elles étaient plus sensibles, plus douces, plus à l’écoute, etc… Franchement, la suite a montré que ce n’était pas vraiment ce qu’on pouvait dire !

C’est différentialiste, c’est essentialiste… et cela affecte les femmes à un registre maternel de prise en charge de ceux qui vont mal. Les femmes étant chargées dans telle assemblée ou tel gouvernement des femmes bien sûr, mais aussi des enfants, des handicapés, etc… Ca reste vrai pour partie, mais beaucoup moins on a eu des femmes ministres de la défense, des Affaires étrangères, de l’Agriculture. On a eu des femmes à des postes considérés longtemps comme des territoires masculins. La revendication est maintenant qu’on arrête de leur confier ces secteurs de crèche, d’éducation, de santé, etc etc pour leur donner les Finances, l’Intérieur… idem dans les assemblées locales où le partage se reproduit. C’est en train de bouger. Pour ce qui est de la façon de faire de la politique je ne suis pas sûre que Mmes Thatcher ou Golda Meir puissent être qualifiées par les termes de “douceur”, “écoute” ou “tendresse” !

Autre lieu commun : le vote féminin. Au début, quand elles ont le droit de vote, les femmes votent plus à droite et participent moins. Puis, dans les années 70, elles se mettent à se rendre aux urnes autant que les hommes, et l’écart gauche / droite se réduit. Il faut attendre 1986 où pour la première fois les femmes votent à gauche autant que les hommes. Ca ne va jamais se démentir. Elles votent même régulièrement davantage socialiste que les hommes, qui sont à la limite parfois un peu plus nombreux à voter extrême-gauche.

La seule grosse différence qui subsiste, c’est que les femmes sont nettement moins nombreuses que les hommes à voter pour le Front national depuis que le FN est candidat, c’est à dire les années 80. Et cela que ce soit pour Jean-Marie Le Pen ou pour Marine Le pen. On a cru un temps que le vote FN des femmes touchées par la pauvreté, dans les milieux populaires où elles forment la plus grosse poche des milieux de la pauvreté, se rapprocherait de celui des hommes. Ou que les femmes employées se mettraient davantage à voter FN. Mais toutes les enquêtes réalisées à quelques mois de la présidentielle de 2017 montrent qu’elles sont nettement moins nombreuses que les hommes à dire qu’elles voteront pour Marine Le Pen. Et cela, quelle que soit la configuration dans les autres camps."

HOMMES POLITIQUES ET SEXISME

Christine Bard : “Un tiers d’hommes dans les mouvements féministes des années 1920”

"L’époque du Front populaire est d’abord marquée par ce paradoxe qui est que des femmes vont entrer au gouvernement sans être électrices ni éligibles et même, pour les deux femmes mariées, en étant mineurs du point de vue civil. C’est d’ailleurs le but poursuivi par Léon Blum : montrer cette aberration. Il était quand même convaincu de la nécessité de l’égalité des sexes.

Au début des années 1920, on compte un tiers d’hommes dans les mouvements féministes. Beaucoup plus qu’aujourd’hui. Blum lui-même est socialiste, et l’égalité des sexes est quand même bien intégrée à la doctrine socialiste. Il a écrit Du mariage en 1907, un livre extrêmement libéral sur le plan de la sexualité. Il défend par exemple l’idée d’une liberté sexuelle des jeunes filles qui serait aussi nécessaire que celle des jeunes hommes du même âge. Il est plutôt plus féministe que la moyenne des socialistes. Il montre plusieurs fois son soutien… mais il est coincé par son alliance avec le parti radical qui met en avant la peur du vote clérical des femmes, l’élément qui bloque en 1936. C’est à cette époque qu’on voit les dernières manifestations suffragistes, Louise Weiss qui fait de l’agitation médiatique.. Mais émergent au même moment des préoccupations beaucoup plus fortes, comme la nécessité de s’opposer au fascisme. Les jeunes femmes, en 1936, s’orientent beaucoup plus vers les luttes antifascistes, pour l’Espagne républicaine par exemple, que vers les luttes suffragistes."

Janine Mossuz Lavau : “C’est lorsque la présence des femmes en politique a augmenté que le sexisme est devenu plus sexuel”

"Lorsque Léon Blum nomme trois femmes sous-secrétaire d’Etat, dont Irène Joliot Curie (dont vous pourrez retrouver une évocation en tant que politique et scientifique par ceux qui l’ont connue dans cette archive programmée pour cette Nuit spéciale xxx LIEN xxx) à un moment où elles n’ont pas le droit de vote et d’éligibilité, il est très audacieux. Il faut voir les réactions de la classe politique à l’époque. Entre les deux guerres, à plusieurs reprises, la Chambre des députés avait voté pour le vote des femmes. A chaque fois, le Sénat a retoqué ce vote. J’ai dépouillé les journaux officiels de l’époque et voilà ce qu’on entendait dans les assemblées dans les débats alors :

“Le foyer sera un enfer”

“Les enfants seront négligés”

“Les femmes sont des êtres délicieux à séduire mais elles n’aiment pas cette violence.”

On ne disait pas officiellement qu’elle voterait comme son curé, même si c’est bien sûr ce que craignaient notamment les radicaux. Mais se disait en revanche très tranquillement l’idée que “la femme” (formule très essentialiste) était faite pour s’occuper des enfants, de la maison. Quand Vichy arrivera, des lois interdiront le travail à certaines catégories de femmes. L’une de ces lois précisera même qu’elle autorise les femmes à travailler à mi-temps pourvu que le travail soit suffisamment proche du domicile pour qu’elles continuent à s’occuper du foyer et des enfants. Un degré de précision tout à fait inoui !

Quand Laurent Fabius lance “Qui va garder les enfants ?” [alors que François Hollande et Ségolène Royal hésitent à se lancer dans la course à la présidentielle en 2007 NDLR], je pense qu’il a voulu faire de l’humour… mais qu’à cette occasion est ressorti un vieux réflexe. Mais il n’a pas été tout seul : quand Ségolène Royal a fait connaître sa candidature, Jean-Luc Mélenchon a dit :

“La présidentielle n’est pas un concours de beauté.”

Même Martine Aubry a dit que “la présidentielle n’était pas une affaire de mensurations”. Joli de la part d’une femme ! Tous les ténors socialistes se sont illustrés par ces petites phrases : dans une réunion à laquelle j’assistais, et nous sommes plusieurs à l’avoir entendu, Dominique Strauss-Kahn a dit :

“Elle ferait mieux de réviser ses fiches cuisine”.

Le sexisme est encore très largement partagé aujourd’hui en politique. Mais quelque chose a évolué : jusqu’au début des années 90, il y a eu des propos sexistes qui remettaient en cause cette intrusion des femmes dans le monde pol de façon essentialiste. Un sénateur, Jacques Henriet, avait une grande thèse selon laquelle la France était en train de se dépeupler et que les femmes allaient travailler. Il avait eu cette phrase au Sénat, qu’on retrouve toujours sur le site du Sénat :

“Plutôt que d’envoyer les femmes au travail il vaut mieux les envoyer au lit.”

Sous entendu : il vaut mieux qu’elles baisent et qu’elles nous fassent de beaux petits. Puis les années 90 sont arrivées et nettement plus de femmes se sont retrouvées aux affaires : le gouvernement Jospin est pratiquement paritaire, puis l’Assemblée compte davantage de députées quand le Parti socialiste décide de faire élire plus de femmes. C’est lorsque leur présence devient un peu plus marquée que le sexisme est devenu plus sexuel. Tout ce qu’on a entendu à partir de là touchait beaucoup plus le statut d’objet sexuel des femmes politiques.

En 1991, lorsqu’Edith Cresson, nommée Premier ministre par François Mitterrand, fait son discours de politique générale, les micros de l’Assemblée nationale ont été branchés de telle façon que ça montait les aigus (regardez la vidéo d’archive ici)

Voir cette femme à la tribune en a mis certains dans des états pas possible. Ainsi on a entendu distinctement un député dire à son voisin en pleine séance, alors que les micros étaient ouverts :

“Elle est bien roulée, est ce que tu crois qu’elle a une culotte ?”

Autre exemple : lorsque Guigou a été candidate aux législatives en 1997, partout on taguait “Elisabeth Guigou putain” dans sa circonscription. C’est devenu plus sexuel. Les exemples dans ce registre sont très nombreux.

Aujourd’hui, on voit que le côté objet sexuel reste assez présent, comme a pu le montrer l’affaire Baupin récemment. Des femmes politiques racontent que des hommes politiques leur proposent des trucs. Elles sont passées de maman-maîtresse de maison à objet sexuel. Sous entendu : elles ne doivent pas être trop bégueules et on peut bien leur demander, vite fait, une relation extra-conjugale entre deux réunions. Est-ce vraiment un progrès ?!

Christine Bard est l’auteur, entre autres, de Le féminisme au-delà des idées reçues, au Cavalier bleu, et sortira le 1er février 2017 aux PUF un “Dictionnaire des féminismes”.

Source: France Culture

 

 

 

Date de l'entretien
Région
sont respectivement historienne et sociologue
Focus areas
jupettes

Entretiens menés par Chloé Leprince

Christine Bard, historienne, et Janine Mossuz-Lavau, sociologue, décortiquent trois siècles de féminisme et autant de batailles pour l'égalité des femmes en politique.

Historienne contemporaine spécialiste du féminisme et de l'histoire des femmes pour Christine Bard, sociologue et politologue pour Janine Mossuz-Lavau, les deux invitées de la Nuit spéciale "Qui va garder les enfants" sur le genre en politique éclairent sur France Culture en interview un choix d'archives sur l'histoire des femmes dans le combat citoyen et politique. Morceaux choisis.

LES MOTS

Christine Bard : “Arrêtez de présenter les pionnières comme si elles n’étaient qu’une “poignée”!”

Ces figures sont très nombreuses, et pourraient être beaucoup plus nombreuses… On a tort de dire de ces avant-courrières, de femmes d’avant garde qui jouent un rôle politique, qui inventent le féminisme… et qui le réinventent presque à chaque génération, qu’elles étaient “une poignée”.

Le mot “féminisme” s’emploie à partir de 1882 grâce à une de ces pionnières, Hubertine Auclert, première suffragiste française. Elle estime que les droits politiques devraient ouvrir tous les autres droits aux femmes, mais que c’est la clef du changement vers l’égalité. Elle s’approprie un mot qui a d’abord été utilisé dans un sens négatif, en 1872, par Alexandre Dumas - fils, dans L’homme femme, pamphlet anti-féministe.

La généalogie du mot est très intéressante : Alexandre Dumas-fils lui-même l’emprunte au vocabulaire médical. En médecine, le féminisme désigne une féminisation des sujets masculins atteints par un certain type de tuberculose. Donc on a dans le vocabulaire médical une pathologie du genre : le genre qui ne correspond pas au sexe. C’est très intéressant puisqu’ensuite les féministes vont être stigmatisées comme des femmes masculinisées. Comme si la volonté d’avoir des droits égaux était égal à la volonté de changer de genre de devenir masculines… cette idée d’être des virago est récurrente dans toute l’histoire de l’égalité, avec divers termes qui reviennent qu’il s’agissent d’Olympe de Gouges, Georges Sand ou Simone de Beauvoir… Ca explique d’ailleurs pour une partie des femmes la peur d’avoir une image négative dans le regard majoritaire. Et ça peut expliquer les résistances des femmes au féminisme ou à se dire féministes.

Janine Mossuz Lavau : “Dîtes “genre en politique” et pas “femmes en politique” !”

Il faut sans hésiter dire “genre en politique” car si vous dites “femmes en politique”, vous prenez une catégorie que vous isolez, que vous coupez du reste de la population politique mais aussi générale, et vous vous focalisez sur un groupe comme sur des animaux rares dans un zoo… indépendamment de ce qu’il y a autour. Or les femmes sont dans la vie, elles sont avec des hommes, toutes sortes d’interlocuteurs dans la société, et donc cela n’a pas de sens de les étudier indépendamment de tout ce qu’il y a autour et notamment les hommes.

Le genre, dans sa première définition quand on a commencé à l’utiliser et qu’il succédait à ce très vilain terme de “rapports sociaux de sexe” il y a vingt ans, implique d’étudier à la fois les hommes, les femmes en les comparant et non en isolant chaque groupe. Sans compter ce qui est en train de se passer : aujourd’hui, parler de “genre” c’est désigner non seulement les hommes, les femmes, et bien sûr la domination masculine qui faisait partie du credo d’original, mais aussi “les autres”. Au Cevipof, mon laboratoire, on a fait une énorme enquête en 2016 sur plus de 20000 personnes, dans laquelle on a proposé pour la première fois en France dans une grande enquête, la catégorie “autre” à côté des “hommes” et des “femmes”. Et pour la première fois, il y a eu suffisamment de gens à se définir “autres” pour qu’on puisse étudier qui c’était. Ca montre que les choses bougent même si ce n’est pas encore un phénomène de masse.

LES PERIODES FECONDES

Christine Bard : “Les périodes révolutionnaires ont favorisé les voix féministes”

Peut-être les connaît-on d’autant plus qu’elles agissent ou écrivent dans des périodes de troubles. Des périodes intenses, révolutionnaires… C’est le cas d’Olympe de Gouges (dont les auditeurs peuvent retrouver l’histoire dans nos archives radiophoniques par ici xxxx LIEN xxx), de George Sand (évoquée dans cette archive de xx issue des conférences des Annales xxx LIEN xxx, programmée dans cette Nuit spéciale), de Jeanne Deroin pendant la Révolution de 1848. Mais aussi de Louise Michel pendant la Commune, de quelques grandes résistantes ou de femmes actives dans le MLF des années 70, une forme de révolution culturelle et politique… Dans les périodes plus calmes, comme l’entre-deux-guerres, ca parait moins intense : la Troisième République a duré assez longtemps et a peut-être été un cadre moins propice à l’expression de féminismes radicaux.

FEMMES, FEMINISME… ET CONCURRENCE DES LUTTES

Christine Bard : “Celles qui s’en sortent le mieux dans la mémoire collective sont celles qui ont réuni plusieurs combats”

Le féminisme est rarement un combat isolé il est souvent associé à d’autres préoccupations politiques. Le féminisme EST politique, ça me paraît important de le souligner. Des préoccupations de classe, bien sûr, de justice, d’humanisme, de patriotisme dans certaines circonstances, ou d’internationalisme et de pacifisme.. Le syndicalisme croise également le combat féministe. Il y a vraiment beaucoup de “polymilitantisme”.

La convergence des luttes a toujours existé même si elle est difficile. Celles qui d’ailleurs s’en sortent le mieux dans la mémoire collective sont celles qui ont réuni plusieurs combats. Louise Michel certes est féministe et a une vie de femme libre mais le féminisme n’a jamais été son combat principal. On retient d’elle autre chose, notamment son rôle dans le mouvement ouvrier ou son anarchisme, qui se conjuguent à une forme de féminisme. Olympe de Gouges est très sensible à la traite des Noirs, elle est membre de la société des amis des noirs, elle écrit des pièces de théâtre pour dénoncer la condition faite aux noirs. On pourrait dire dans le vocabulaire d’aujourd’hui qu’elle est autant anti-sexiste qu’anti-raciste.

Ce “polymilitantisme” les a aidées à rester dans l’histoire alors que le combat féministe est rarement honoré et reconnu publiquement. Pour preuve, la faible présence de femmes au Panthéon et le fait qu’il n’y a aucune féministe au Panthéon, aucune combattante du droit des femmes même si certaines parmi les nouvelles résistantes entrées au Panthéon peuvent avoir une dimension féministe dans leur parcours. Les féministes réclamaient la panthéonisation de femmes connues pour leur combat pour l’égalité, et notamment l’entrée au Panthéon d’Olympe de Gouges.depuis 1989 au moins. Tous les 3 novembre, jour anniversaire de sa mort, il y a des manifestations pour la réclamer et on l’attend encore.

Janine Mossuz-Lavau : “Il faut maintenant se battre contre l’utilisation pernicieuse de la convergence des luttes”

La convergence des luttes évolue selon les périodes et le contexte a évolué depuis les années de combat d’Angela Davis (activiste noire, féministe, communiste, dont les auditeurs ont pu redécouvrir un entretien historique, en français, à sa sortie de prison xxx LIEN xxx). Pour tous ces critères que sont le genre, la race, la classe, il y a un point commun : la revendication, c’est l’égalité. Dans l’histoire, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, on parlait d’abord d’égalité entre classes en disant aux femmes que c’était un front secondaire.

Aujourd’hui qu’effectivement toutes ces luttes sont reconnues légitimes, on observe une utilisation qu’on peut juger assez pernicieuse de ces critères quand il faut remplir certains quotas. Si on peut trouver une femme d’origine maghrébine, plutôt prolétaire ou classe moyenne, c’est bien. Si elle a un handicap c’est encore mieux… car alors le parti remplit deux ou trois cases d’un coup mais c’est aussi une utilisation de la convergence contre quoi il faut se battre.

Les partis ont maintenant deux choses à respecter : la parité et la diversité. Et c’est vrai que ça pose des problèmes à des élus à qui on pourrait dire de ne pas se représenter… alors la facilité naturelle est de remplir plusieurs critères d’un coup. Et on ne s’en prive pas. Il faut voir la perversité qu’il peut y avoir à utiliser ces critères. Même s’il faut voir le progrès que représente la parité.

UN COMBAT POUR QUOI ?

Christine Bard : “En France, les suffragistes tenaient lieu de repoussoir, y compris pour les féministes !”

Le combat pour les droits des femmes n’est pas d’emblée un combat pour des droits politiques. Quand les premières associations pérennes pour les droits des femmes se forment à partir de 1868, et au début de la Troisième République, il est surtout question d’accès à l’éducation pour les filles et de réforme du Code civil napoléonien qui fait des femmes des mineurs qui doivent demander l’autorisation de leur mari pour travailler. Les droits politiques paraissent alors très audacieux.

George Sand (dont vous retrouverez une évocation du parcours d’”homme politique” - sic- dans cette conférence des Annales xxx LIENwww),par exemple, juge qu’il est trop tôt en 1848. Il y a alors encore très peu de suffragistes en 1848. Il y a une logique dans son discours : que les femmes soient suffisamment éduquées, ne pas prendre de risques avec le suffrage universel. Cette peur de comment les femmes voteraient, sont elles sufifsamment éduquées et libres, puisqu’elles sont quand-même pour beaucoup dans la dépendance de leur mari. Et puis il y a encore cette idée que le mari vote pour sa famille.

Tout le monde n’est pas convaincu que le suffrage est un droit individuel et l’idée du suffrage familial perturbe un peu le raisonnement sur l’accès des femmes au suffrage universel. Pour Hubertine Auclert, le combat est très difficile au début. Pour elle, le droit de vote est la priorité et vont ouvrir les portes. Une fois que les femmes seront électrices et élues elles pourront faire les réformes nécessaires. Mais elle aura du mal à convaincre les féministes, elle apparaît comme très radicale. Il faudra trois décennies pour que les féministes elles-mêmes se convertissent à la priorité à donner au droit de vote

Le mouvement pour les droits politiques des femmes et celui des suffragettes anglaises émergent dans deux contextes bien différents, deux cultures différentes. Le mouvement suffragiste anglais est plus précoce, plus fort. Il y a une différence entre pays protestants et pays catholiques. En France, la culture latine, qui imprègne le Code civil Napoléon, a vraiment freiné l’émancipation des femmes alors qu’en Angleterre, d’autres choses étaient possibles, y compris dans le mouvement socialiste anglais. Si bien que le mouvement de suffragettes est plus important en Angleterre, où elles sont plus d’un millier à être emprisonnées. En France, les suffragettes apparaissent même comme des repoussoirs pour les féministes, a contrario. A quelques exceptions près, qu’on adore aujourd’hui parce qu’elles sont extrêmement radicales mais qui ne sont absolument pas représentatives, la modération du féminisme français frappe. Elles créent certes des associations, créent des journaux, agissent, écrivent des livres… mais n’atteignent absolument pas la radicalité de leurs soeurs anglaises.

Janine Mossuz-Lavau : “Sans loi sur la parité, pas plus de femmes en 1993 qu’en 1946!”

Les femmes qui sont entrées en politique à la Libération. Elles ont obtenu le droit de vote et d’éligibilité seulement en 1944 et, pour la première fois, ont pu voter et se présenter à des élections en 1945). Mais les premières femmes arrivées sur le marché politique de l’exercice du pouvoir sont pour un certain nombre des épouses de résistants et notamment de résistants morts au champ d’honneur, morts pour la France. Elles étaient femmes, certes, mais aussi femmes de résistants. Certaines étaient résistantes elles-mêmes… mais ce double critère et l’affiliation au mari peut avoir joué. Alors, les femmes ont été très, très peu nombreuses à être élues notamment à l’Assemblée nationale ou au Sénat. En 1946, l’Assemblée nationale compte à peu près 6% de femmes parmi l’ensemble des députés. Faites un saut dans le temps… vous verrez qu’en 1993 on a toujours 6% de femmes.

Au début des années 90, commence la campagne en France pour la parité. J’ai fait partie des personnes faisant cette campagne et on nous a beaucoup dit alors que plutôt qu’une loi, il fallait mieux “laisser les choses évoluer naturellement”. Or ce qui était formidable, c’est qu’en laissant les choses se faire naturellement, on était passé de 6%... à 6% !

LIEUX COMMUNS

Christine Bard : “Non, les guerres n’ont pas émancipé les femmes dans la société françaises”

L’histoire du féminisme a ses hauts et ses bas. On n’a pas du tout affaire à un progrès linéaire continu. Le féminisme a presque réussi par moment à être “à la mode” à certains moments, y compris avec des gens pas du tout féministes… c’est le cas par exemple à la période entre 1900 et 1914, quand la cause d’Hubertine Auclert commence à payer. On voit alors qu’il faut en être même quand on ne l’est pas, au fond. La cause du vote commence à devenir populaire. Ce serait ringard de s’exprimer à ce moment là de s’exprimer d’une manière trop ouvertement de manière anti-féministe. On retrouve ce rapport ambigu aujourd’hui. Le féminisme a un succès ambigu.

Les guerres ont quand-même eu un effet retardant et régressif au féminisme. Entre deux guerres, puis après la seconde guerre mondiale, on a plutôt une ambiance très familialiste, très nataliste (même si les auditeurs en 1949 pouvait écouter dans l’émission “A vous madame” cette perle d’ode à la femme émancipée, exhumée de nos archives radiophoniques pour cette Nuit spéciale xxx LIENxx). C’est la période du baby boom, le discours majoritaire renvoie les femmes au foyer. En gros, on supporte des exceptions, on ne s’oppose plus aux droits politiques, on tolère que quelques femmes fassent de la politique, soient élues… avec l’idée qu’après tout, “il y a toujours eu des femmes exceptionnelles”, “avec des cerveaux d’hommes”... Le féminisme est en pleine perte de vitesse à la fin des années 40 et dans les années 50.

Ce qui va renaître, c’est une mobilisation à partir des questions liées à la fécondité, à la maîtrise de la fécondité, au Planning familial à partir de 1956. Mais on a comme le dit l'universitaire Sylvie Chapron “un creux de la vague”, on est entre deux vagues, celle du XIXème, qui a commencé à se tarir dans les années 30 pour disparaître presque complètement dans les années 40, et le début d’une nouvelle vague, moins préoccupée des droits civils et politiques, qui est plus sur l’autonomie personnelle, le droit d’avoir des enfants, la contraception puis l’avortement dans les années 70. La liberté de disposer de son corps devient le grand sujet féministe. Ce qui ne veut pas dire que cette question n’existait pas avant, mais elle n’était pas centrale, avec d’abord la volonté de conquérir une place dans la sphère publique, puis on passe à la politisation de la sphère intime, mais très tardivement dans l’histoire du féminisme."

Janine Mossuz-Lavau : “Les femmes ne votent pas plus conservateur que les hommes depuis 1986”

“C’est devenu un cliché et qu’il est temps d’abandonner cette idée selon laquelle les femmes feraient de la politique autrement. Ca a été une espèce de tarte à la crème à un certain moment, agitée par les femmes politiques elles-mêmes notamment dans les années 80-90, quand elles commençaient à être un peu plus nombreuses, dans les assemblées élues, et donc à s’affirmer prendre la parole et à vouloir montrer qu’elles apportaient quelque chose. On a entendu alors des discours tenus par les femmes elles-mêmes disant qu’elles étaient plus sensibles, plus douces, plus à l’écoute, etc… Franchement, la suite a montré que ce n’était pas vraiment ce qu’on pouvait dire !

C’est différentialiste, c’est essentialiste… et cela affecte les femmes à un registre maternel de prise en charge de ceux qui vont mal. Les femmes étant chargées dans telle assemblée ou tel gouvernement des femmes bien sûr, mais aussi des enfants, des handicapés, etc… Ca reste vrai pour partie, mais beaucoup moins on a eu des femmes ministres de la défense, des Affaires étrangères, de l’Agriculture. On a eu des femmes à des postes considérés longtemps comme des territoires masculins. La revendication est maintenant qu’on arrête de leur confier ces secteurs de crèche, d’éducation, de santé, etc etc pour leur donner les Finances, l’Intérieur… idem dans les assemblées locales où le partage se reproduit. C’est en train de bouger. Pour ce qui est de la façon de faire de la politique je ne suis pas sûre que Mmes Thatcher ou Golda Meir puissent être qualifiées par les termes de “douceur”, “écoute” ou “tendresse” !

Autre lieu commun : le vote féminin. Au début, quand elles ont le droit de vote, les femmes votent plus à droite et participent moins. Puis, dans les années 70, elles se mettent à se rendre aux urnes autant que les hommes, et l’écart gauche / droite se réduit. Il faut attendre 1986 où pour la première fois les femmes votent à gauche autant que les hommes. Ca ne va jamais se démentir. Elles votent même régulièrement davantage socialiste que les hommes, qui sont à la limite parfois un peu plus nombreux à voter extrême-gauche.

La seule grosse différence qui subsiste, c’est que les femmes sont nettement moins nombreuses que les hommes à voter pour le Front national depuis que le FN est candidat, c’est à dire les années 80. Et cela que ce soit pour Jean-Marie Le Pen ou pour Marine Le pen. On a cru un temps que le vote FN des femmes touchées par la pauvreté, dans les milieux populaires où elles forment la plus grosse poche des milieux de la pauvreté, se rapprocherait de celui des hommes. Ou que les femmes employées se mettraient davantage à voter FN. Mais toutes les enquêtes réalisées à quelques mois de la présidentielle de 2017 montrent qu’elles sont nettement moins nombreuses que les hommes à dire qu’elles voteront pour Marine Le Pen. Et cela, quelle que soit la configuration dans les autres camps."

HOMMES POLITIQUES ET SEXISME

Christine Bard : “Un tiers d’hommes dans les mouvements féministes des années 1920”

"L’époque du Front populaire est d’abord marquée par ce paradoxe qui est que des femmes vont entrer au gouvernement sans être électrices ni éligibles et même, pour les deux femmes mariées, en étant mineurs du point de vue civil. C’est d’ailleurs le but poursuivi par Léon Blum : montrer cette aberration. Il était quand même convaincu de la nécessité de l’égalité des sexes.

Au début des années 1920, on compte un tiers d’hommes dans les mouvements féministes. Beaucoup plus qu’aujourd’hui. Blum lui-même est socialiste, et l’égalité des sexes est quand même bien intégrée à la doctrine socialiste. Il a écrit Du mariage en 1907, un livre extrêmement libéral sur le plan de la sexualité. Il défend par exemple l’idée d’une liberté sexuelle des jeunes filles qui serait aussi nécessaire que celle des jeunes hommes du même âge. Il est plutôt plus féministe que la moyenne des socialistes. Il montre plusieurs fois son soutien… mais il est coincé par son alliance avec le parti radical qui met en avant la peur du vote clérical des femmes, l’élément qui bloque en 1936. C’est à cette époque qu’on voit les dernières manifestations suffragistes, Louise Weiss qui fait de l’agitation médiatique.. Mais émergent au même moment des préoccupations beaucoup plus fortes, comme la nécessité de s’opposer au fascisme. Les jeunes femmes, en 1936, s’orientent beaucoup plus vers les luttes antifascistes, pour l’Espagne républicaine par exemple, que vers les luttes suffragistes."

Janine Mossuz Lavau : “C’est lorsque la présence des femmes en politique a augmenté que le sexisme est devenu plus sexuel”

"Lorsque Léon Blum nomme trois femmes sous-secrétaire d’Etat, dont Irène Joliot Curie (dont vous pourrez retrouver une évocation en tant que politique et scientifique par ceux qui l’ont connue dans cette archive programmée pour cette Nuit spéciale xxx LIEN xxx) à un moment où elles n’ont pas le droit de vote et d’éligibilité, il est très audacieux. Il faut voir les réactions de la classe politique à l’époque. Entre les deux guerres, à plusieurs reprises, la Chambre des députés avait voté pour le vote des femmes. A chaque fois, le Sénat a retoqué ce vote. J’ai dépouillé les journaux officiels de l’époque et voilà ce qu’on entendait dans les assemblées dans les débats alors :

“Le foyer sera un enfer”

“Les enfants seront négligés”

“Les femmes sont des êtres délicieux à séduire mais elles n’aiment pas cette violence.”

On ne disait pas officiellement qu’elle voterait comme son curé, même si c’est bien sûr ce que craignaient notamment les radicaux. Mais se disait en revanche très tranquillement l’idée que “la femme” (formule très essentialiste) était faite pour s’occuper des enfants, de la maison. Quand Vichy arrivera, des lois interdiront le travail à certaines catégories de femmes. L’une de ces lois précisera même qu’elle autorise les femmes à travailler à mi-temps pourvu que le travail soit suffisamment proche du domicile pour qu’elles continuent à s’occuper du foyer et des enfants. Un degré de précision tout à fait inoui !

Quand Laurent Fabius lance “Qui va garder les enfants ?” [alors que François Hollande et Ségolène Royal hésitent à se lancer dans la course à la présidentielle en 2007 NDLR], je pense qu’il a voulu faire de l’humour… mais qu’à cette occasion est ressorti un vieux réflexe. Mais il n’a pas été tout seul : quand Ségolène Royal a fait connaître sa candidature, Jean-Luc Mélenchon a dit :

“La présidentielle n’est pas un concours de beauté.”

Même Martine Aubry a dit que “la présidentielle n’était pas une affaire de mensurations”. Joli de la part d’une femme ! Tous les ténors socialistes se sont illustrés par ces petites phrases : dans une réunion à laquelle j’assistais, et nous sommes plusieurs à l’avoir entendu, Dominique Strauss-Kahn a dit :

“Elle ferait mieux de réviser ses fiches cuisine”.

Le sexisme est encore très largement partagé aujourd’hui en politique. Mais quelque chose a évolué : jusqu’au début des années 90, il y a eu des propos sexistes qui remettaient en cause cette intrusion des femmes dans le monde pol de façon essentialiste. Un sénateur, Jacques Henriet, avait une grande thèse selon laquelle la France était en train de se dépeupler et que les femmes allaient travailler. Il avait eu cette phrase au Sénat, qu’on retrouve toujours sur le site du Sénat :

“Plutôt que d’envoyer les femmes au travail il vaut mieux les envoyer au lit.”

Sous entendu : il vaut mieux qu’elles baisent et qu’elles nous fassent de beaux petits. Puis les années 90 sont arrivées et nettement plus de femmes se sont retrouvées aux affaires : le gouvernement Jospin est pratiquement paritaire, puis l’Assemblée compte davantage de députées quand le Parti socialiste décide de faire élire plus de femmes. C’est lorsque leur présence devient un peu plus marquée que le sexisme est devenu plus sexuel. Tout ce qu’on a entendu à partir de là touchait beaucoup plus le statut d’objet sexuel des femmes politiques.

En 1991, lorsqu’Edith Cresson, nommée Premier ministre par François Mitterrand, fait son discours de politique générale, les micros de l’Assemblée nationale ont été branchés de telle façon que ça montait les aigus (regardez la vidéo d’archive ici)

Voir cette femme à la tribune en a mis certains dans des états pas possible. Ainsi on a entendu distinctement un député dire à son voisin en pleine séance, alors que les micros étaient ouverts :

“Elle est bien roulée, est ce que tu crois qu’elle a une culotte ?”

Autre exemple : lorsque Guigou a été candidate aux législatives en 1997, partout on taguait “Elisabeth Guigou putain” dans sa circonscription. C’est devenu plus sexuel. Les exemples dans ce registre sont très nombreux.

Aujourd’hui, on voit que le côté objet sexuel reste assez présent, comme a pu le montrer l’affaire Baupin récemment. Des femmes politiques racontent que des hommes politiques leur proposent des trucs. Elles sont passées de maman-maîtresse de maison à objet sexuel. Sous entendu : elles ne doivent pas être trop bégueules et on peut bien leur demander, vite fait, une relation extra-conjugale entre deux réunions. Est-ce vraiment un progrès ?!

Christine Bard est l’auteur, entre autres, de Le féminisme au-delà des idées reçues, au Cavalier bleu, et sortira le 1er février 2017 aux PUF un “Dictionnaire des féminismes”.

Source: France Culture

 

 

 

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sont respectivement historienne et sociologue
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